La Pologne a-t-elle trahi l’Europe ?

En achetant des centrales nucléaires aux États-Unis, la Pologne foule-t-elle au pas la coopération européenne, obéie-t-elle à la loi du marché ou privilégie-t-elle les enjeux géopolitiques ?

Le choix de fournisseurs américains pour ses nouvelles centrales nucléaires a attiré sur la Pologne les foudres des souverainistes, lui reprochant de bénéficier d’aide européenne massive sans privilégier en retour des producteurs européens.

La Pologne avait déjà fait polémique, avec entre autres, l’achat depuis 2016 des hélicoptères américains, au détriment d’Airbus et les réjouissances pro américaines d’un ancien ministre polonais, après le sabotage des gazoducs nord stream, qui met en danger l’industrie européenne.

Ancien ministre des affaires étrangères et de la défense nationale, Radek Sikorski a ensuite retiré son tweet.

Cette nouvelle manœuvre donne au partenariat polono-américain une nouvelle ampleur, alors que cette centrale de trois réacteurs, commandée à la firme Westinghouse, est la première en Pologne.

La Pologne touche-t-elle des milliards de l’Union européenne ?

En juin 2022, la Commission européenne a approuvé un « plan pour la reprise et la résilience de la Pologne, à 35,4 milliards d’euros. Néanmoins, si cette aide parait élevée, est-elle révélatrice d’une politique particulièrement généreuse envers la Pologne, ou ce pays n’est-il pas plus bénéficier que d’autres ?

En 2018, la Pologne était le pays le plus bénéficiaire net du budget européen, avec 11 milliards d’euros de bénéfice net. Ce budget était principalement financé par l’Allemagne, le Royaume-Uni, qui deux ans plus tôt avait voté le Brexit et la France. L’avantage polonais est particulièrement important, en raison du fait que le second pays le plus bénéficié à l’époque, la Hongrie, ne bénéficiait que de 5 milliards d’euros.

Ce graphique représente le bénéfice net de chaque état membre en 2018.

Qui est le plus offrant ?

Si la Pologne touche donc beaucoup d’argent de l’Union européenne, quelles peuvent être les raisons des préférences extra-européennes de la Pologne ?

Ce plan de juin 2022, prévu pour une relance post covid, à l’origine de 36 milliards, avait été gelé en septembre 2021, par la Commission européenne, en sanction d’une indépendance de la justice polonaise jugée insuffisante. Par la suite en décembre, le tribunal constitutionnel polonais se prononçait contre la primauté du droit européen. Conditionnée par une réforme du système judiciaire polonais, l’Union européenne a finalement accordé le plan, à 35,4 milliards. On peut penser que le refus de s’adresser à des producteurs européens fait donc office de revanche, d’une Pologne amandée et poursuivant le bras de fer pour souveraineté.

Depuis plusieurs mois, la Pologne est en conflit avec la Commission européenne, en matière de souveraineté.

La qualité du produit et la rapidité de la livraison peuvent-elles entrer en compte ? Depuis 2018, EDF, choisie par la puissance émergente chinoise, ouvre de modernes EPR, d’une puissance de 1750 mégas watts heure par réacteurs, mis en service pour certains en 5 ans. La technologie américaine AP1000 de Westinghouse, d’une capacité de 1154 mégas watts, au système de sécurité ne nécessitant pas d’alimentations de secours, a pu convaincre l’état polonais malgré une capacité de livraison potentiellement plus rapide, la centrale devant être livrée en 2026.

La question des réfugiés ukrainiens peut-elle aussi expliquer de telles aides ? Depuis 2014 avec la révolution de Maidan et le début de la guerre civile, l’Ukraine était un foyer migratoire majeur en Europe. Plus d’un million d’Ukrainiens sont arrivés en Pologne entre 2014 et 2019. Pour retenir 4 millions de migrants, la Turquie, qui n’est pas état membre de l’Union, a perçu entre 2016 et 2019 2,4 milliards d’euros. Avec la guerre actuelle, l’aide à la Pologne pour prendre en charge ces migrants sur son sol a pu jouer dans la balance. Selon l’ONU, en août 1,27 million d’Ukrainien civils se trouvaient encore en Pologne et 87 000 en Slovaquie, elle aussi état membre. Selon les mêmes chiffres, 89 000 se trouvaient en Moldavie, qui n’est pas membre de l’Union européenne, et 2,19 millions en Russie.

Les États-Unis seraient-ils plus généreux que L’Union européenne ? Le 29 septembre, les États-Unis ont approuvé un financement militaire pour la Pologne de 288 millions de dollars. Au moment de cette approbation, avec un dollar à 1,02 euros, cette aide est 125 fois moins élevée que l’aide européenne, approuvée en juin. Au contraire d’une réaliste politique dictée par la loi du marché, les États-Unis ont environ 20 milliards de dollars d’affaires actives de vente de gouvernement à gouvernement avec la Pologne dans le cadre du système américain de ventes militaires à l’étranger.

La géopolitique passe-t-elle avant l’argent ?

L’adhésion de la Pologne à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), le 12 mars 1999, fait partie de la première vague d’adhésion depuis la chute de l’Union soviétique, avec la Tchéquie et la Hongrie. Au même moment, l’OTAN bombarde la République fédérale de Yougoslavie, sans l’aval du conseil de sécurité des Nations Unies, bloqués par la Russie. À genoux sur les domaines économiques et régaliens, avec une inflation à 36,5% et des mouvements indépendantistes sur son sol, comme ceux de Tchétchénie, la Russie d’Elstine se refusera à aider la Yougoslavie, en allant plus loin que cette menace de veto et la prise de l’aéroport de Pristina en devançant l’OTAN après la fin des bombardements et les accords de Kumanovo.

Il n’y a donc pas que les achats de matériels étasuniens qui témoignent de l’américanophilie de l’état polonais. La Pologne adhère en effet à l’OTAN, dans une période pivot de cette organisation conçut dans les années 50 pour défendre l’Europe du communisme, attaquant alors, contre le droit international, alors que l’ennemie soviétique a disparu depuis huit ans. Outre la reconnaissance en 2008 du Kosovo en tant qu’état souverain, chose qui n’est toujours pas reconnue par l’ONU, elle a participé à l’offensive en Irak en 2003, elle aussi illégale du point de vue du droit international. Elle y a pris le commandement de l’une des trois régions militaires en Irak à la tête d’un contingent multinational comprenant notamment 2 500 soldats polonais.

La relation privilégiée de la Pologne avec les États-Unis en matière militaire, qui l’a conduit à prendre des décisions plus proches des États-Unis que de celles de ses plus proches voisins (comme la Slovaquie, membre avec la Pologne du groupe de Visegrad, qui ne reconnait pas le Kosovo) ou de l’ONU, s’incarne aussi dans la participation au système antimissile américain Aegis, en accueillant au côté de la Roumanie les missiles d’interception de ce programme visant à prévenir des missiles « externes à l’espace Euro-Atlantique », selon les mots de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN. Situé en face de la Russie, Moscou dénonce depuis plusieurs années déjà ce programme comme une provocation, ce qui l’a poussé à installer en 2016 des missiles Iskander dans l’enclave de Kaliningrad, à la frontière nord de la Pologne. Avec la guerre en Ukraine, le président polonais Andrzej Duda a demandé le 6 octobre le déploiement de tête nucléaire américaine sur son sol.

La coopération à la dissuasion américaine, qui ne semble pas freinée, fait comme pour le nucléaire civil, passé la relation polono-américaine dans une autre dimension. Dans la doctrine de l’un des penseurs de la dissuasion française, le général Pierre-Marie Gallois, formulé notamment dans le livre « géopolitique, histoire, stratégie » de Christian Malis, il est spécifié qu’aucun pays ne peut accueillir d’éléments de dispositif nucléaire d’autrui sur son territoire, sous peine, si la situation internationale dégénère, d’être frappé à la place du pays déployant son dispositif. Le dispositif détruit, car il entrave l’appareil de dissuasion russe, une situation d’équilibre serait rétabli, sans dispositif des deux côtés pouvant neutraliser les armes nucléaires adverses et les négociations pourraient reprendre. Mais dans cette situation, la Pologne serait rasée de la carte, sans que les États-Unis, intacts, l’aient vengé, car ils s’exposeraient eux mêmes à la destruction nucléaire. La Pologne est donc, au point de prendre de tel risque, très attaché à sa relation avec les États-Unis d’Amérique.

Cette décision peut expliquer la préférence américaine, qui serait une contrepartie de la protection étasunienne. La Pologne, peut-être motivée par la volonté de survivre face à une potentielle agression russe, voudrait acquérir avec ces systèmes de défense et ces têtes nucléaires, une forme de dissuasion, même s’il elle ne la contrôle pas. Elle se place ainsi sous le parapluie américain, plus efficace, capable grâce au Ground-Based Midcourse Defense, qui même si son efficacité reste à prouver et est en retard, est néanmoins spécialement conçu pour se défendre de missiles nucléaires. Le système français SAMP/T, n’est lui pas conçu à cet effet, puisqu’il est normalement conçu pour sécuriser les forces d’intervention française en opération. Avec les modernes missiles hypersoniques russes, d’une vitesse de 12 000 km/h, annoncés comme étant la dissuasion de demain, même non armée, la Pologne a peut-être privilégié la vie sur l’argent, ce qui motiverait encore sa décision.